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Autour du rock : chroniques, histoire des pochettes et des chansons

Comment une pochette peut-elle tuer un groupe ?

Octobre 1985 – Frankenchrist – Dead Kennedys.

Octobre 1985 – Frankenchrist – Dead Kennedys.

En achetant chez Warehouse Records Frankenchrist, le dernier album des Dead Kennedys, la jeune Tammy Sharwath, alors âgée 14 ans, ne se doutait pas que son acte serait à l’origine d’un des procès les plus retentissants de l’histoire de la musique populaire américaine.

 

Compte tenu de ses propos politico-subversifs, le groupe punk hardcore était déjà dans le collimateur du tout jeune PRMC (autrement dit le Centre de ressources musicales pour les parents), comme les ¾ des artistes de rock accusés d’exposer les jeunes « au sexe, à la violence, et de glorifier les drogues et l’alcool » voire pire, de les pousser au suicide en « présentant la mort de façon attrayante ».

 

Pourtant, la plainte que la mère de la jeune Tammy déposa auprès du procureur général de Californie ne concernait pas les paroles de l’album mais la vente d’images pornographiques à des mineurs. Et le 15 avril 1986, neuf policiers perquisitionnèrent la résidence de Jello Biafra, le chanteur des Dead Kennedys puis, dans la foulée, Alternatives Tentacles Records, le label du groupe, à la recherche de leur dernier album.

Alternative Tentacles est le label indépendant fondé par les Dead Kennedys en juin 1979 pour leur premier disque 45 tours « California Über Alles ». Avec une volonté affichée d'autonomie à l'égard de l'industrie du disque, ce label fut financé par l'argent gagné pendant une année de concerts du groupe. Jello Biafra en est l'actuel dirigeant. Ce label est notamment un promoteur du Denver Sound.

Alternative Tentacles est le label indépendant fondé par les Dead Kennedys en juin 1979 pour leur premier disque 45 tours « California Über Alles ». Avec une volonté affichée d'autonomie à l'égard de l'industrie du disque, ce label fut financé par l'argent gagné pendant une année de concerts du groupe. Jello Biafra en est l'actuel dirigeant. Ce label est notamment un promoteur du Denver Sound.

Dénuée de tout lettrage, la pochette de Frankenchrist semble pourtant bien inoffensive. Elle présente une drôle de parade ou de drôles de bonshommes en chemisette blanche, cravatés et coiffés d’un fez, défilent dans de petites voitures. Ces gens sont en fait des Shriners, c’est-à-dire des membres d’une organisation franc-maçonne américaine de l’AAONMS (Ancient Arabic Order of the Nobles of the Mystic Shrine, que l’on peut traduire par Ancien ordre arabe des nobles du sanctuaire mystique).

 

L’histoire de cette confrérie débute à Marseille dans la seconde moitié du XIXe siècle, lorsque l’acteur William J. Florence est invité à une fête donnée par un diplomate arabe qui a précisément pour thème de transformer les convives en membres d’une société secrète. De retour à New York, Florence raconte son aventure à son ami Walter M. Fleming qui a l’idée de créer sur ce modèle une organisation qu’il nomme l’AAONMS. Des récits de Florence, Fleming retient le cadre oriental très codifié qui évoque l’univers des mille et unes nuits et la mystique soufi. Le temple devient une mosquée et les dignitaires sont nommés « Illustre grand prêtre et Prophète ». Depuis, Shriners International est une confrérie basée sur le plaisir, la camaraderie et les principes maçonniques de l’amour fraternel, de secours et de vérité. Pour résumer, on peut dire que les Shriners sont des Francs-Maçons drôles et philanthropes.

Walter Fleming et William Florence en 1872

Walter Fleming et William Florence en 1872

Ils construisent par exemple des hôpitaux pour enfants qu’ils financent en organisant des événements qui vont des spectacles de cirque à des fêtes de la friture en passant par des concerts, des salons automobiles ou des tournois de pêche. Proches de Hollywood et de ses frasques, ils tiennent les banquets en l’honneur des stars lors de la cérémonie des Oscars et certains acteurs comme Clark Gable ou John Wayne, font ou ont fait partie de leurs membres qui ont également compté comme célébrités Buzz Aldrin, Gerald Ford, J. Edgar Hoover ou Franklin D. Roosevelt.

  

Voici une pochette qui, a priori, n’a donc rien de répréhensible. La photo a été prise lors d’un défilé dix ans auparavant par Lester Sloan, pour le magazine Newsweeks et le groupe s’est tout naturellement acquitté auprès du journal des 175 dollars demandés comme droits de reproduction. L’objet du délit est donc ailleurs.

Comment une pochette peut-elle tuer un groupe ?

Au départ, Jello Biafra a l’idée de reproduire sur la pochette une peinture de H.R. Giger. Biafra a découvert le travail de Giger grâce à son ami Jon Greenway, entre autre auteur des paroles de « California Über Alles ». « Tu devrais voir le travail de ce gars », lui avait-il suggéré en lui tendant un numéro d’Omni magazine, une revue de science-fiction, où était présentée une exposition du maître suisse.

Omni de novembre 1978 présente le travail de Giger.

Omni de novembre 1978 présente le travail de Giger.

Biafra est immédiatement impressionné par les œuvres de Giger et en particulier par l’une d’entre elles intitulée Work 219 : Landscape number XX. Réalisé à l’aérosol en 1973, ce tableau est constitué d’une armée de pénis en érections à l’assaut d’un troupeau de vulves d’où son surnom Penis Landscape. Un seul des membres en érection a eu l’idée de se protéger avec un préservatif.

3 – Work 219 : Landscape number XX plus connu sous le nom évocateur de Penis Landscape – H.R. Giger (aérographe acrylique sur papier collé sur bois, 100x70cm)

3 – Work 219 : Landscape number XX plus connu sous le nom évocateur de Penis Landscape – H.R. Giger (aérographe acrylique sur papier collé sur bois, 100x70cm)

Giger est surtout connu pour être le papa d’Alien. Il est aussi le concepteur de quelques pochettes d’albums, notamment celle de Brain Salad Surgery (1973) d’Emerson, Lake & Palmer ou de Kookoo de Deborah Harry (1981).Giger est surtout connu pour être le papa d’Alien. Il est aussi le concepteur de quelques pochettes d’albums, notamment celle de Brain Salad Surgery (1973) d’Emerson, Lake & Palmer ou de Kookoo de Deborah Harry (1981).

Giger est surtout connu pour être le papa d’Alien. Il est aussi le concepteur de quelques pochettes d’albums, notamment celle de Brain Salad Surgery (1973) d’Emerson, Lake & Palmer ou de Kookoo de Deborah Harry (1981).

Biafra voit dans cette œuvre d’assez mauvais goût la parfaite métaphore du capitalisme américain en général et de l’ère reaganienne en particulier, la manière dont les Américains se traitent entre eux, l’évocation d’une époque où tout le monde baise tout le monde. Réalisant à quel point cette peinture synthétise à elle seule le monstre christique sursexué dont il est en train d’accoucher, il décide même de transformer Frankenchrist en album concept. Pour le packaging, il pense à une pochette à rabats (gatefold) avec à l’extérieur le tableau de Giger surmonté du titre de l’album et à l’intérieur une parade de Schriners.

Ruth Schwarz

Ruth Schwarz

Dans l’entourage de Biafra, personne ne cautionne ce choix. Chez Mordam, le distributeur du groupe, Ruth Schwarz insiste sur le fait qu’aucun magasin n’acceptera de vendre un disque avec une telle pochette. L’idée d’un film opaque et coloré qui viendrait occulter le visuel comme ce fut le cas pour Country Life de Roxy Music (1974) ou Whish You Were Here (1975) du Floyd est alors envisagé. Mais le coût s’avère trop élevé.

Comment une pochette peut-elle tuer un groupe ? Comment une pochette peut-elle tuer un groupe ?
Comment une pochette peut-elle tuer un groupe ? Comment une pochette peut-elle tuer un groupe ?

Les autres membres du groupe, qui dans un premier temps avaient trouvé l’idée plutôt drôle, commencent à paniquer lorsque la chose se concrétise. En effet, Giger a accepté l’idée de la pochette et même réduit à 600 dollars, c’est-à-dire de moitié, ses droits de reproduction.

De gauche à droite, Chris Stein, Jello Biafra et H.R. Giger

De gauche à droite, Chris Stein, Jello Biafra et H.R. Giger

Une dispute éclate. Biafra propose alors de reproduire la peinture à l’intérieur. Refusé. Ce sera finalement un poster séparé de l’album. Jayed Scotti est chargé d’encadrer l’œuvre pour la transformer en poster propre au groupe et à l’album. Par précaution, un sticker est tout de même prévu pour signaler la présence d’une image choquante et offensante.

Comment une pochette peut-elle tuer un groupe ?

En octobre 1985, l’album est dans les bacs. Sur « Stars And Stripes Of Corruption », la chanson qui clôture l’album, Jello Biafra chante : « Je suis reconnaissant de vivre dans un pays où je peux dire ce que je veux sans être inquiété. » Cette quiétude va être de courte durée…

Comment une pochette peut-elle tuer un groupe ?

Au milieu des années quatre-vingt, la mère de la jeune Tammy Sharwath n’est pas la seule à s’inquiéter de la mauvaise influence du rock sur son enfant. Déjà, en 1984, Mary Elisabeth Gore qui avait acheté à sa fille de 8 ans Purple Rain de Prince avait été profondément choquée en découvrant sur « Darling Nikki » des paroles évoquant la masturbation féminine. Son amie Susan Baker avait eu elle aussi le même ressenti en entendant sa fille de 7 ans chanter du Madonna. Or Tipper, comme la surnomment ses amies, et Susan, ne sont pas de simples desesperate housewifes. Susan est mariée à James Baker, le secrétaire au trésor. Quant à Tipper, son mari n’est autre qu’Al Gore, futur vice président et à l’époque sénateur du Tennessee. Et ça, ça change tout. Les deux femmes créent alors avec une poignée d’amies toutes mariées à des hommes influents au Sénat, le PMRC. Après quelques interventions auprès de la RIAA (l’association américaine des industriels du disque), elles obtiennent entre autres, la création d’un sticker « Parental Advisory/Explicit Lyrics » surnommé par la suite « Tipper Sticker ».

De gauche à droite : Susan Baker, Pam Howar, Sally Nevius et Tipper GoreDe gauche à droite : Susan Baker, Pam Howar, Sally Nevius et Tipper Gore

De gauche à droite : Susan Baker, Pam Howar, Sally Nevius et Tipper Gore

Mais leur croisade ne s’arrête pas là. Et c’est dans cette atmosphère de chasse aux sorcières que s’ouvre le procès de Frankenchrist. À cela viennent s’ajouter les plaintes des quatre Shriners qui apparaissent sur le plat 1 de la pochette (à droite) et qui n’apprécient guère que leur image soit utilisée par un groupe punk hardcore, qui plus est sur un album nommé Frankenchrist, et encore moins qu’elle soit associée au sulfureux Penis Landscape. De fait, ils entament une procédure contre le magazine Newsweek, contre le groupe et aussi contre les magasins qui ont commercialisé l’album.

 

Très vite, Warehouse Records est disculpé après avoir accepté de retirer des bacs tous les albums du groupe. Pourtant si quelqu’un est coupable d’avoir vendu des images pornographiques à un mineur, ce n’est pas le groupe qui les a produites mais bien le magasin qui les a vendues. Comme le souligne Philip Shnaeverson, l’un des avocats de Biafra : « on ne poursuit pas un fabricant de bière parce qu’un barman a vendu une bière à un mineur. » Mais, à travers ce procès, ce n’est pas la chaîne de magasins qui est visée mais l’industrie du disque et les artistes.

 

Le PMRC a décidé de frapper fort et Alternative Tentacles et les Dead Kennedys n’ont pas été choisis par hasard. Comme le fait incidemment remarquer le procureur Michael Guarino, si les majors et les grands artistes comme Prince ou Madonna sont difficiles à atteindre, les petits labels indépendants et les petits groupes sont beaucoup plus vulnérables. Il doit donc s’agir d’une affaire juteuse et sans risque destinée à poser certaines limites par rapport à la censure et à envoyer un message fort à l’industrie du disque et au rock considérés comme les boucs émissaires de tous les problèmes et les peurs des parents américains. C’est sans compter sur la ténacité de Jello Biafra et d’Alternative Tentacles qui décident de se battre jusqu’au bout.

 

« Ils ont supposé que j’étais un idiot de Sid Vicious qui plaiderait coupable et paierait une amende de 50 $ et qu’ils pourraient utiliser ce précédent contre les artistes majeurs » déclare-t-il. Il risque en fait 2 000 $ d’amendes et jusqu’à un an de prison. Afin de collecter des fonds pour les frais juridiques, Biafra et ses acolytes créent le No More Censorship Defense Fund et, ça marche. Des artistes comme Franck Zappa, fervent combattant du PMRC, et les fans du monde entier se mobilisent. 30 000 $ sont collectés.

 

Alors que certaines plaintes contre des employés qui travaillent à la distribution du label sont abandonnées, celles contre Biafra et Michael Bonanno, l’ancien gérant du label sont maintenues et ce n’est qu’au bout d’un an de procédure que le procès se solde par un non-lieu en août 1987.

 

Le fait que Giger soit reconnu comme artiste et non comme pornographe a sans doute compté. Le fait qu’il ait reçu quelque temps auparavant un oscar pour sa créature Alien n’est sans doute pas non plus anodin.

 

Ce qui reste aujourd’hui comme une grande victoire pour la liberté d’expression artistique ne fut pas sans conséquence pour les protagonistes. Certes, ni les Dead Kennedys ni Alternative Tentacles ne furent condamnés mais le mal était fait. Durant un an, leurs vies avaient été totalement perturbées. Plus personne ne voulait distribuer les albums produits par Alternative Tentacles qui frôla la faillite. Les Dead Kennedys qui ne se produisaient plus accouchèrent dans la souffrance de Bedtime For Democracy avant de se séparer et d’un point de vue personnel, Biafra vit son mariage s’effondrer.

 

Frankenchrist s’est tout de même vendu par la suite à 50 000 exemplaires… sans son poster.

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K
Je voulais dire : "c'est compter sans la ténacité de Jello Biafra". Damn it!
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K
'C’est sans compter sur la ténacité de Jello Biafra'. Non, c'est compter sans la la ténacité de Jello Biafra.
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